L'art de la fugue
L'Art de la Fugue, est-ce cette oeuvre que l'on disait abstraite ? Est-il uniquement oeuvre de l'esprit ? Non, répond Gustave Leonhard, c'est une oeuvre destinée à être jouée et, plus précisément, à être jouée au clavecin!
Cet ouvrage publié en 1952 tout d'abord en anglais et à quelques centaines d'exemplaires, est devenu un best-seller mondial grâce à l'extrême clarté de la pensée, l'estime internationale dont jouit son auteur et l'audace intellectuelle qui sous-tend la thèse défendue. Ouvrage connu par les clavecinistes du monde entier.
Presse
Gustav Leonhardt, le messager de Bach
Le claveciniste néerlandais est mort lundi soir à l'âge de 83 ans. Il avait donné son dernier concert à Paris en décembre.
Le jour même où nous consacrions notre chronique au retrait de la scène de Gustav Leonhardt, nous apprenions son décès, à 83 ans. L'histoire a parfois des raccourcis troublants. En quittant les Bouffes du Nord après son récital du 12 décembre, il avait dit à Olivier Mantei, directeur du théâtre, avec une absolue simplicité : "C'était mon dernier concert, parce que je vais mourir, je suis content de l'avoir fait ici, car j'aime bien cette salle."
Toute la dignité et la sobriété du personnage sont résumées dans cette noblesse protestante qui a apprivoisé l'idée de la mort.
Claveciniste, organiste et chef d'orchestre, Gustav Leonhardt fait partie de la toute petite cohorte de ceux dont on peut dire qu'ils auront changé le cours de l'histoire de la musique. Il y a un avant et un après Leonhardt. Dès le début des années 1950, il fut un pionnier du renouveau de la musique baroque, qui, de mouvement marginal, allait devenir une lame de fond dont les interprètes se nourrissent encore aujourd'hui comme si cela allait de soi. C'est ainsi qu'il partagea avec Nikolaus Harnoncourt la première intégrale des Cantates de Bach.
Quand on lui rendait visite dans l'immense maison du XVIIe siècle qu'il habitait au bord des canaux d'Amsterdam, on était intimidé par sa figure d'apparence austère (ce n'est pas pour rien qu'il joua le rôle de Bach au cinéma), mais rassuré par la mesure et la modestie avec lesquelles il s'exprimait. Celui qui, après les tâtonnements de Wanda Landowska, fut le premier à donner ses lettres de noblesse au clavecin, était plus pragmatique que théoricien.
"L'important, c'est l'oeuvre"
Certes, dès ses études à Vienne, où son père l'avait envoyé étudier la direction d'orchestre (il estimait impossible de gagner sa vie en étant claveciniste), il dévora les traités. Mais cette érudition ne remplaça jamais la pratique. "La musique de clavecin, disait-il, est issue de la musique vocale. Il faut à la fois faire chanter l'instrument et articuler comme avec un texte. Je pense à un son idéal, qui n'est pas un son de clavecin."
Sa sévérité calviniste, il l'appliquait à sa mission d'interprète : croyant, il était conscient que le talent est un don de Dieu, mais il préférait ne pas s'étendre sur le sujet. "Il est dangereux de parler de Dieu, tout comme il est dangereux de chercher à se connaître soi-même : cela se termine soit par des guerres, soit chez le psychiatre."
Rigoureux, il l'était surtout face à la partition : "Dans le triangle compositeur-interprète-auditeur, je suis nécessaire, mais pas important. L'important, c'est l'oeuvre. Si le public a du plaisir, tant mieux : l'interprète n'a pas le temps d'en avoir, il est trop occupé." A 81 ans, il donnait encore cent concerts par an, ne jouant jamais deux fois de suite le même programme, "sinon, cela devient mécanique". Cette rigueur n'avait rien d'ascétique : il aimait les voitures rapides, faisant un parallèle avec l'art de l'interprète qui doit toujours garder le contrôle à moins de verser dans le fossé. Son jeu n'était pas austère : tous ses élèves le confirment, le pédagogue Leonhardt entrait peu dans les détails techniques. Mais, si une chose mettait en colère cet homme courtois, c'était un jeu tiède !
Christian Merlin
Le Figaro, 19 janvier 2012